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Même si elle comptait parmi les femmes les plus courageuses de l’ANGE, Adielle Tobias n’aimait pas précipiter les choses. Elle avait accepté la mission de Mithri, mais avait exigé qu’elle ne lui impose pas une limite de temps pour l’exécuter. Assassiner l’Antéchrist n’était pas une mince affaire. Cet homme était constamment accompagné de gardes du corps. Sa limousine était blindée, et l’accès aux endroits où il se rendait pour donner des conférences était très limité.
Depuis quelques semaines, la directrice de la base de Jérusalem étudiait donc tous les films pris par les capteurs de la ville qui suivaient les déplacements d’Asgad Ben-Adnah, afin de trouver une faille. Il devait certainement y avoir un endroit qu’il affectionnait et où il aimait aller seul. L’ordinateur lui apprit que l’Antéchrist n’avait pas quitté sa maison depuis trois jours. « Il doit attendre des nouvelles du jeune homme qui a disparu chez lui », conclut-elle. Si tel était le cas, elle espérait qu’on le retrouve bientôt pour qu’elle puisse accomplir sa mission.
— Madame Tobias ? fit la voix de son second dans les haut-parleurs.
— Qu’y a-t-il, Eisik ?
— Monsieur Orléans aimerait vous parler. Il ne se satisfait plus de mes réponses préfabriquées, je pense.
— Affiche-le à l’écran, s’il te plaît.
Adielle détacha son regard de son ordinateur personnel pour se concentrer sur l’écran encastré dans le mur, devant sa table de travail. Le visage inquiet de Cédric y apparut.
— Bonjour, Adielle.
— Comment vas-tu, Cédric ?
— Ça pourrait aller mieux.
— Si tu appelles pour avoir des nouvelles d’Océane, alors il n’y a rien de nouveau à signaler. Elle poursuit son travail au temple, et Ben-Adnah respire encore. Mais sa nouvelle Union eurasiatique est sur le point d’assister à ses funérailles, car j’ai reçu l’ordre de terminer la mission d’Océane.
— La Bible annonce qu’elle épousera Ben-Adnah.
— Dans ce cas, elle sera bientôt veuve parce que je ne manque jamais ma cible.
— Je ne le sais mieux que quiconque.
Adielle avait étudié à Alert Bay en même temps que Kevin Lucas et lui-même. Elle avait été la plus jeune recrue de tous les temps à l’ANGE et avait impressionné tous les dirigeants de l’époque. Aujourd’hui encore, elle comptait parmi les directeurs les plus efficaces de l’Agence.
— Quand l’abattras-tu ? s’enquit Cédric, qui se rappelait les menaces du Brasskins.
— C’est ce que je suis en train de déterminer. Je n’aurai qu’une chance de lui tirer dessus et de déguerpir. Je dois donc choisir un endroit idéal et un moment propice.
— Tu crois pouvoir t’en sortir avec toute la sécurité dont il s’entoure ?
— Absolument. Mithri ne m’a pas confié une mission suicide, à ce que je sache. J’ai bien l’intention de continuer à diriger mes troupes à la base après l’assassinat.
— Tu devrais le revendiquer publiquement et passer à l’histoire, la taquina Cédric.
— Ce qui va à l’encontre de nos règlements, mais peut-être que je pourrais envoyer aux médias un billet signé « L’espionne », pour leur montrer qu’ils n’arriveront jamais à tous nous exterminer.
— Tu n’as pas changé depuis Alert Bay.
— Je m’aime bien telle que je suis.
— As-tu revu Yannick ?
— Pas personnellement, mais je m’informe régulièrement de ses progrès. Océlus et lui ne prêchent plus en longue tunique d’apôtres depuis quelques temps. Internet et nos capteurs ont saisi des images d’eux se baladant en ville en tenue civile. On les a même entendus parler à la radio.
— Pour quelles raisons font-ils cela ?
— J’ai arrêté de me poser des questions depuis longtemps au sujet de Yannick. On dirait que tous les agents qui viennent de Montréal sont déréglés.
— Merci bien.
— Je ne parlais pas de toi, évidemment. Comment te débrouilles-tu dans ta nouvelle base hyper sophistiquée ?
Il jugea préférable de ne pas lui parler du cas de Damalis, sinon il aurait donné raison à sa théorie sur le détraquement de son personnel.
— Les moyens modernes ne me permettent malheureusement pas de purger Montréal de tous ses criminels, car il y en a beaucoup trop, maintenant. C’est la même chose partout ailleurs sur la planète, je crois.
— Ici, non seulement les criminels pullulent, mais nous assistons aussi à une véritable chasse aux sorcières depuis que les pays membres de la nouvelle Union eurasiatique ont décidé de se débarrasser des espions. Toutes les divisions de l’ANGE au Moyen-Orient sont en état d’alerte.
— Si les calculs de Yannick sont bons, vous en avez encore pour cinq ans au moins.
— Tu as un don pour décourager les gens, toi.
— Après la chute de l’Antéchrist, nous aurons cependant droit à mille années de béatitude.
— Je connais la Bible même si je suis Juive, mais j’ai du mal à imaginer cette période de récompense. Si tous les heureux élus sont partis lors du Ravissement et que Jésus va revenir pour punir les méchants, il ne restera presque plus personne sur Terre.
— Le bonheur, c’est peut-être justement de retrouver enfin nos grands espaces.
— On pourrait écrire une maîtrise sur le sujet, mon cher. Mais j’ai malheureusement beaucoup de pain sur la planche.
— Je ne te dérange pas plus longtemps.
— Continue à suivre les actualités, Cédric. Ainsi, tu le sauras lorsque ma mission sera accomplie.
La directrice de Jérusalem évita de lui préciser qu’elle avait reçu l’ordre de tirer même si Océane se trouvait sur sa route.
— Fais attention à toi, Adielle.
— Comme toujours.
Elle mit fin à la communication, espérant que son vieil ami serait suffisamment rassuré pour arrêter d’appeler tous les jours. Elle termina le visionnement de tous les petits films, puis éplucha les articles de journaux qui traitaient de sa cible. Elle apprit alors le lieu, le jour et l’heure du mariage de l’homme le plus puissant au monde. « Je dois aller jeter un coup d’œil à cette église », décida-t-elle, encouragée.
Elle éplucha les rapports quotidiens, puis rencontra ses agents pour leur remonter le moral et leur recommander de ne pas s’exposer inutilement à la surface. Elle alla ensuite s’entraîner au tir à la carabine et au revolver, faire un peu d’exercice, et termina sa journée aux Renseignements stratégiques, où Eisik gardait le fort.
— Rien de neuf ?
— L’agent Chevalier achète de plus en plus de parfums.
— Et comment cela met-il notre ville en danger ?
— C’est malheureusement la seule chose que j’avais à signaler.
— Ben-Adnah se tient curieusement tranquille.
— Il est peut-être étouffé dans le parfum.
— Continue à le surveiller, petit farceur. Je vais rentrer chez moi pour nourrir mon chat.
— À demain, madame Tobias.
Adielle se rendit au garage, serrée dans un jeans bleu et une petite veste militaire qui lui donnait davantage un air d’étudiante universitaire que d’agent secret. Elle monta dans sa voiture et suivit la rampe jusqu’à ce que l’ordinateur lui ouvre la porte secrète de la base, cachée dans le désert. Elle se rendit chez elle en réfléchissant à tout ce qui allait se produire au cours des prochaines semaines. Le mariage aurait lieu dans un mois. « Je vais donner à Océane le temps de l’épouser, décida-t-elle. De cette manière, elle pourra réclamer ses assurances. »
Elle allait tourner au coin de sa rue lorsque le reflet des gyrophares sur les habitations à sa droite l’incita plutôt à garer sa voiture le long du trottoir. Elle sortit du véhicule et s’approcha de sa demeure à pied, en marchant entre les demeures de ses voisins. Il y avait des policiers partout et c’était sa maison qu’ils encerclaient ! « Océane m’aurait-elle dénoncée ? » ne put s’empêcher de penser Adielle, irritée. Elle était la seule personne à savoir, à part Yannick Jeffrey, qu’elle travaillait pour une agence d’espionnage.
Il était presque l’heure du couvre-feu. Adielle devait se cacher jusqu’à ce que les policiers se désintéressent de sa propriété. Elle revint donc sur ses pas, mais évita de se rendre jusqu’à son véhicule, persuadée qu’il était recherché. Il y avait de petits hôtels dans le quartier voisin. Ce n’étaient pas des endroits de luxe, mais elle pourrait y passer la nuit en sécurité en utilisant une de ses fausses cartes d’identité.
— Arrêtez ! lui ordonna soudain une voix masculine.
— Moi ? fit-elle innocemment en se retournant. Mais les sirènes n’ont pas encore retenti !
Il s’agissait d’un soldat et non d’un gendarme.
— Les mains sur la tête, tout de suite !
— Pourquoi me traitez-vous comme si j’étais une criminelle ?
— Je dois vérifier votre identité.
— Je ne peux pas me mettre les mains sur la tête et fouiller dans mes poches en même temps.
Un air d’innocence sur le visage, elle attendit qu’il soit à sa portée et le désarma à une vitesse fulgurante. Avant qu’il ne puisse appeler à l’aide, elle l’assomma en lui assenant un coup sur le côté de la tête avec la crosse. Elle lança l’arme dans une haie et tourna les talons. Maîtrisant sa peur, elle se força à marcher normalement en s’éloignant de chez elle. Une fuite précipitée aurait en effet été interprétée comme un acte de culpabilité. Un coup de feu partit derrière elle. Adielle sursauta, mais serra les dents au lieu de sortir son revolver. La balle se logea dans le mur à deux centimètres de son visage. Ce n’était plus le temps de jouer la comédie. Elle prit ses jambes à son cou.
Comme tous les agents de l’ANGE, elle avait dressé mentalement la carte géographique de son quartier, au cas où elle aurait à prendre la fuite précipitamment. Aujourd’hui, elle venait de comprendre pourquoi. Tout en courant, elle jeta un coup d’œil derrière elle. Ses poursuivants étaient au nombre de quatre. Ils l’intimaient d’arrêter, mais avaient au moins cessé de tirer sur elle. Adielle piqua dans une ruelle si étroite que seule une personne de sa taille pouvait s’y faufiler. Les soldats manifestèrent leur mécontentement et se séparèrent pour tenter de l’intercepter plus loin. Mais Adielle s’arrêta net et fit demi-tour. Elle traversa la rue et fila en direction opposée.
Lorsqu’elle arriva finalement dans le quartier suivant, il ne restait que quelques minutes avant le couvre-feu. Des jeeps avaient commencé à ratisser les rues. Adielle dut effectuer un détour pour éviter d’être vue par leurs occupants, qui avaient sans doute reçu son signalement. Elle fonça dans une ruelle et tenta d’entrer dans un des commerces. Toutes les portes étaient, verrouillées. Elle poursuivit sa route sans ralentir, cherchant désespérément une cachette où elle pourrait passer la nuit.
— Elle est là ! cria un homme derrière elle.
Adielle grimpa la clôture qui bloquait la ruelle et sauta avec souplesse de l’autre côté. Elle entendit tout de suite le crissement de roues sur l’asphalte. Bientôt toute l’armée serait à ses trousses ! Elle courut se cacher derrière la rangée de voitures garées au bord de la route, tourna au coin de la rue suivante et fonça sur deux hommes qui faillirent être renversés sous l’impact.
— Adielle ? s’étonna Képhas.
— Laisse-moi passer ! hurla-t-elle, paniquée.
Voyant que tout un régiment de militaires arrivait, mitraillettes pointées vers eux, Képhas saisit les bras de Yahuda et d’Adielle et les transporta aussitôt dans les grottes des anciens chrétiens. Encore sous le choc, la directrice se défit de son emprise et fonça dans le mur. Elle tituba vers l’arrière et retomba dans les bras du Témoin. Képhas la fit s’asseoir sur le sofa poussiéreux et soigna la bosse qu’elle venait de s’infliger sur le front.
— Où suis-je ? demanda-t-elle, au bout de quelques minutes.
— Dans un endroit sûr, affirma l’ancien agent de l’ANGE. Pourquoi les soldats sont-ils à tes trousses ?
— Ils assaillaient ma maison quand je suis arrivée dans ma rue, alors j’ai pris la fuite. Quelqu’un a dû les informer que j’étais une espionne. Je ne pourrai plus jamais rentrer chez moi… mon chat…
À bout de forces, elle éclata en sanglots et cacha son visage dans ses mains. Pendant que son compagnon la consolait, Yahuda se dématérialisa et réapparut quelques secondes plus tard avec l’animal dans les bras. Son miaulement interrogateur fit sursauter Adielle. Elle l’arracha des mains de l’apôtre et le serra contre sa poitrine.
— Quand tu te seras calmée, tu pourras me dire ce que tu as l’intention de faire, maintenant, lui dit Képhas d’une voix douce.
— Je vais devoir vivre à la base jusqu’à ce que ton Dieu nous libère de ces hystériques.
— C’est le tien aussi, sauf que tu lui donnes un nom différent.
La respiration de la fugitive revint progressivement à la normale, et elle accepta finalement le verre d’eau que lui tendait son ex-collègue.
— Pourquoi êtes-vous habillés ainsi ? demanda-t-elle après l’avoir avalé.
— La mode change, plaisanta Képhas.
— Non, toi ni ne fais jamais rien sans avoir une bonne raison.
— Nous avons décidé d’aller vers ceux qui ont besoin de nous, expliqua Yahuda, car ils ont désormais trop peur pour venir nous écouter dans les lieux publics.
— Je préfère ces vêtements à vos aubes. Vous avez l’air plus humains.
Adielle regarda autour d’elle.
— Quel est cet endroit ?
— Il y a fort longtemps, pour pouvoir pratiquer leur religion sans se faire tuer par les Romains, les premiers chrétiens venaient ici.
— Sommes-nous sous terre ?
— Ces grottes naturelles se situent en effet sous la vieille cité.
— Venez-vous souvent ici ? demanda-t-elle en passant un doigt dans la couche de poussière qui recouvrait le sofa.
— Seulement lorsque nous avons besoin de méditer en paix. Et toi, en dehors de participer à la chasse à courre des soldats, que deviens-tu ?
— Je dirige de mon mieux des hommes et des femmes qui ont peur de se retrouver en prison. Nous n’avions pas assez d’affronter tous les démons de l’enfer, il a fallu que les humains tombent aussi sur la tête.
Comme le lui dictait son entraînement, elle ne parla pas aux Témoins des missions spécifiques de son équipe, car ils étaient des civils malgré leur statut divin. En quittant l’ANGE, Yannick avait aussi perdu tous ses privilèges d’espion.
— Nous allons te ramener à la base, à moins que tu ne désires te rendre ailleurs.
— Non, pas ailleurs, surtout si c’est à la division internationale que tu penses. Je rapporterai ce qui vient de se passer à Mithri par vidéophone, si ça ne te dérange pas. Je n’ai pas du tout envie du climat de la Suisse, en ce moment.
Avant qu’elle n’ait pu battre des cils, ils se retrouvèrent debout dans la salle des Renseignements stratégiques, causant un grand choc à Noam Eisik.
— Mais que… balbutia-t-il.
— Je te raconterai tout ça tout à l’heure. Envoie un avertissement à tout le personnel. Quelqu’un nous a dénoncés et l’armée nous cherche. Que ceux qui le peuvent restent ici jusqu’à ce que mes supérieurs prennent une décision à notre sujet.
Eisik jeta un coup d’œil au chat qu’elle tenait dans ses bras et pivota vers son clavier pour transmettre ses ordres.
— Merci, Yannick, fit finalement Adielle. Je te promets que tu n’auras plus à me sauver la peau dans un avenir rapproché.
— Mais ce fut un plaisir, assura-t-il.
Elle l’embrassa sur la joue et quitta la salle sans plus de façons. Képhas promena son regard sur les dizaines d’écrans encastrés dans les murs et les postes de travail, se rappelant cette période heureuse de sa vie.
— Viens, le pressa Yahuda en sentant la mélancolie l’envahir. Il y a peut-être d’autres innocents qui ont besoin de notre protection, là-haut.
Ces mots suffirent pour ramener son ami à la réalité. Ils s’évaporèrent en même temps.